Je crois que j’ai longtemps confondu la force avec l’invincibilité.
Quand on pratique un sport de haut niveau, on apprend très tôt à repousser la douleur, à considérer les entorses comme des petits cailloux sur le chemin, les bleus comme des tatouages temporaires, les chutes spectaculaires comme des preuves de courage. C’était mon carburant. Je tombais fort, mais je me relevais toujours aussitôt, comme si ce réflexe seul me protégeait du pire. Comme si, tant que je ne m’arrêtais pas, rien ne pouvait réellement m’atteindre.
Il y avait là une forme de fierté, presque d’orgueil : voir les autres s’inquiéter alors que moi, je riais, je remontais sur ma planche, je repartais dans les vagues pour un énième round.
J’avais la conviction intime que je ne risquais rien de plus grave qu’une entorse ou quelques semaines de repos forcé. Et je m’étais habituée à ce rôle : celle qui dépasse, celle qui encaisse, celle qui continue. On m’avait même surnommée “Coco pa pè” sur mon île d’origine – Coco qui n’a pas peur.
Et puis un jour, la blessure est arrivée. Différente. Sournoise. Invisible.
Une commotion cérébrale légère. Des mots simples qui, au fond, ne disaient pas grand-chose à la sportive que j’étais alors. C’était un mal qui frappait les autres, dans des sports “à risque”, pas dans le mien. Oui, il est dit que le windsurf est un sport extrême, mais je prenais cette qualification à la légère.
Mais voilà : ça n’arrive pas qu’aux autres. J’en fais désormais partie. Brutalement. Et toute mon illusion d’invincibilité s’est effondrée.
J’ai passé un an dans le déni. À continuer de dépasser mes limites, anesthésiée au Tramadol. Puis j’ai eu un an de convalescence, avec des mois à être alitée… et là, mon premier choc mental est arrivé : l’incompréhension.
Pourquoi moi ? Comment ça a pu basculer si vite ? Moi qui étais à l’apogée de ma vie, avec un travail “alimentaire” qui me challengeait mentalement avec une équipe que j’adorais, un sport à haut niveau qui me poussait physiquement, enfin des sponsors à mon image et une vie familiale/amicale qui retrouvait une stabilité.
Cette année de convalescence fut un creux. Celui où je réalise que je fais partie des autres et que ma vie, désormais, sera impactée. Je me suis laissé le temps d’avaler cette nouvelle. Et maintenant, je rebondis.
Alors j’ai commencé à réfléchir autrement.
Si les choses terribles n’arrivent pas qu’aux autres, peut-être que les belles choses non plus. On parle souvent de “l’envers de la médaille” pour évoquer le négatif qui se cache derrière le positif, mais pourquoi ne pas dire l’inverse ? Si la fragilité m’a rattrapée, alors pourquoi l’accomplissement, la chance, les rêves ne pourraient-ils pas, eux aussi, m’appartenir pleinement ?
C’est ainsi que, dans cette période sombre, une conviction s’est installée. Celle de transformer ma blessure en levier, de faire de cette parenthèse forcée une impulsion nouvelle. J’ai commencé à envisager mon sport différemment, non plus comme une suite de performances à dépasser, mais comme un projet de vie.
Tout comme la commotion : qu’elle serve de leçon pour changer le système. Sensibiliser pour que le prochain soit mieux compris et pris en charge. Alors oui, c’est un projet hybride – le windsurf et la prévention des commotions – mais c’est un projet authentique.
Et curieusement, dans ce malheur, j’ai découvert un espace inattendu : celui de l’envie, de la créativité, du courage sous une autre forme. Non plus celui qui se prouve en tombant et en se relevant, mais celui qui consiste à tenir bon dans la lenteur, à rêver plus grand malgré la fragilité.
Alors oui, ça n’arrive pas qu’aux autres. La blessure, la peur, la cassure intérieure… mais aussi la renaissance, la réinvention, les projets qu’on n’osait pas nommer et qui finissent par devenir évidents.
Et quelque part, j’ai l’intime conviction que dans ce malheur, une belle chose est en train de naître.