Interview : Keith Teboul

Keith Teboul : Maître shaper

Généralement, en Avril, à Ho’okipa, Baby Beach, Kanaha… c’est l’effervescence. La plupart des marques sont à Maui pour réaliser leurs shootings photos annuels qui inonderont ensuite les réseaux sociaux et leurs catalogues, websites… d’images plus belles que les unes que les autres. A quelques miles de la plage, au calme, dans son atelier, on retrouve le légendaire shaper des marques Quatro et Goya, Keith Teboul. La veille, soyons honnête, il m’avait mis un plan, oubliant notre RDV alors aujourd’hui, je peux vous dire qu’il est bien à l’heure et prêt à réponde à toutes les questions qui me passent par la tête depuis quelques années déjà. J’ai eu de nombreuses d’occasions de discuter avec lui, d’échanger sur le windsurf et la vie en général, de naviguer ou de le retrouver au peak pour une session de surf. Mais aujourd’hui, c’est dans son atelier, au calme et devant un café que notre échange débute. Vous aviez des questions ? Voici certainement les réponses…

 

Quels sont tes origines et où as-tu appris à si bien parler français ?

Je suis né à Madagascar, j’y ai vécu dix ans. Mon père était Français. Il était dentiste là-bas. Après, nous avons déménagé en Guadeloupe pour deux ans. J’y ai découvert le windsurf. Puis je suis allé à San Diego pour le collège où j’ai appris le wavesailing. Il n’y a pas beaucoup de vent à San Diego donc je faisais deux trois fois par an des trips sur Baja/San Carlos pour naviguer, et surfais le reste du temps sur San Diego.

 

Rapidement, tu as été davantage attiré par le windsurf que par le surf ?

A San Diego, je surfais plus que je windsurfais car il n’y avait pas beaucoup de vent. J’étais jeune, je ne pouvais pas trop bouger. Je naviguais un peu quand il y avait des dépressions qui passaient, sinon je naviguais surtout à Baja.

 

Comment t’es venue l’envie de shaper ?

C’était à San Diego. J’y ai rencontré Joe Blair. Il shapait mes planches de wind à l’époque mais aussi des surfs. Tous les jours après l’école, je me rendais directement dans sa salle de shape. Je regardais tout ce qu’il faisait. En fait, je n’ai jamais pensé à l’époque que j’allais faire du shape mon métier. Entre 14 et 17 ans, j’ai dû déménager à Santa Cruz pour l’université mais au dernier moment, j’ai fait un trip à Baja et j’ai rencontré un mec qui m’a proposé un job ici à Maui. J’ai changé de direction et suis arrivé ici.

 

C’était en quelle année ?

1987.

 

Tu devais faire quoi comme études ?

Haa, juste “Basic”. Je n’étais pas très fort à l’école. Je devais avoir des cours “classic” et après, j’aurais peut-être pu découvrir d’autres choses avec les options. Mais je n’y suis pas allé, donc pas eu besoin de faire tout ça. La seule raison pour laquelle je voulais aller à Santa Cruz, c’était juste parce qu’il y avait plus de vent que San Diego. Et je voulais windsurfer.

 

Et à Maui, c’était quoi ton job ?

J’ai construit des maisons pendant un an. Après, le magasin Hi-Tech m’a embauché pour travailler au shop. Au bout d’un an, leur business marchait bien. Moi, je travaillais plus sur les commandes de skate puis de surf. J’ai bossé environ dix ans chez eux. C’était un bon job. C’était vraiment cool.

 

Parle nous un peu de Quatro. De quand date sa création ?

On a créé Quatro en 1995. Il y avait Sean Ordonnez, Francisco Goya, Jason Prior et moi. L’idée était que l’on voulait avoir notre propre marque et essayer de la lancer. Mais en fait, on a vite compris que ce n’était pas facile. On était quatre. On faisait de bonnes planches de custom mais se lancer dans un business de production, c’était un autre monde.

 

Qui faisait quoi comme boulot dans le team ?

Sean shapait au début. Moi, je m’occupait de la comptabilité, Francisco et Jason eux faisaient les compétitions. Ils couraient avec nos planches mais en même temps, on ne faisait pas beaucoup d’argent et donc ils couraient pour d’autres marques. Sinon, ça ne marchait pas.

 

Au début Sean shapait et toi tu vendais…

Ouais…

 

Et quand est-ce que cela a changé ?

C’était en 2002. Sean n’était pas content. Quatro n’allait nul part, on était tous un peu à droite, à gauche. On a alors décidé avec Francisco de racheter les parts de Sean comme ça, il pouvait partir faire son propre truc. Il travaille très bien seul. A quatre, c’était trop dur pour lui. Six mois plus tard, on a racheté les parts de Jason Prior aussi et c’est à la même période que l’on a fait rentrer Lalo, le frère de Francisco, dans le business. Avec Lalo, on a donc commencé à booster le business et c’est là que ça a vraiment commencé à marcher. Aujourd’hui, Lalo s’occupe de tout le business à l’international, en Europe, et moi je travaille plus sur la partie recherche et développement ainsi que la partie fabrication avec Cobra. Francisco est pour sa part maintenant basé à San Diego et gère la distribution sur les US… C’est parfait car chacun est bien dans sa partie du job qu’il doit faire.

Vous êtes toujours en bonne relation avec Jason et Sean ?

Oui. Jason habite 50 mètres plus bas, Sean a son atelier juste derrière et, en fait, je fais toutes les planches de windsurf pour Sean dans notre atelier grâce à la machine. Lui, il shape la fin.

 

Tu shapes aujourd’hui pour Quatro (il s’agit de tes shapes), mais aussi pour Goya (il s’agit des shape de Francisco). Comment fais-tu pour passer d’un style de shape à un autre, surtout freeride, freerace… ?

Tu sais quoi, c’était difficile au début. Mais aujourd’hui, on a vraiment une vision de là où on veut aller avec les deux. Parce que les deux sont à moi et Francisco. Même si Francisco a ses propres idées. Je le laisse faire, je prend ses idées et j’essaie de les mettre dans les planches.

Tout comme Lalo qui vient avec plein d’idées par rapport au marché européen. Et aujourd’hui, tu rajoutes aussi Brazinio qui participe beaucoup sur le développement des planches. J’essaie de prendre un autre chapeau pour comprendre toutes les idées et les mettre dans une seule planche.

 

Pour un shaper spécialisé en vague, ce n’est pas difficile de travailler sur des shape de freeride, freerace et même slalom aujourd’hui ?

C’est dur, mais tu sais quoi, quand on prend un projet, on ne doit pas le prendre juste comme ça. Derrière, il y a beaucoup de travail dans le marketing, le management du team et tu ne peux pas te dire que tu veux juste shaper une nouvelle planche. Tu dois penser et t’aider de tous ces éléments. En slalom, on a commencé avec Gabriel Browns, le frère de Brazinio et j’ai aussi pas mal de gars qui font beaucoup de slalom à Kanaha qui m’ont beaucoup aidé. Sans eux, je ne pourrais pas faire. J’ai un team qui m’aide parce que je ne suis pas aussi passionné par le slalom que la vague mais par contre, j’ai vraiment la passion de vouloir faire de bonnes planches. Il y a aussi une personne qui travaille avec nous ici et qui bossait pour Mark Nelson autrefois. Il a pas mal travaillé sur des planches de slalom avec Mark donc ça aide pas mal.

 

Sais-tu combien de planches tu as pu shaper jusqu’à maintenant ?

Je ne sais pas. Tu sais quoi (il réfléchit), ça fait vingt ans que je shape, je dirai 15 000 peut-être. Mais je n’y ai jamais trop pensé.

 

Pour quels pros as-tu shapé ?

Pratiquement tout le monde.

 

Pour qui es-tu le plus fier d’avoir shapé une planche ?

C’est dur parce que ça change mais Polakow, c’est sûr, quand j’ai commencé à faire des planches pour lui, ça m’a donné quelque chose. Mais maintenant, c’est dommage que le marché du windsurf ne soit pas plus gros parce que, si c’était le cas, je ne ferais pas de planches pour les autres riders. Toutes les idées, toutes les innovations, je veux que mon team en bénéficie en priorité et que l’on ait toujours un peu d’avance sur les autres. Et je vois de plus en plus comme ça. Cela ne veut pas dire que je ne donne pas de bons shapes aux autres mais j’essaie de garder pour mon team mes nouveautés. C’est important pour eux, pour nous. C’est le business.

Plus petit, avais-tu un shaper de référence (peut-être est l’est-il encore aujourd’hui) ?

Tu sais quoi, je m’inspire beaucoup du surf aujourd’hui. C’est du surf que beaucoup de mes idées viennent. Je surfe beaucoup et pas mal de concepts fonctionnent entre ces deux sports. C’est sûr qu’en windsurf il y a la voile et tout ça mais sur le concept en général, il y a pas mal de similitudes.

 

Tu shapes aussi beaucoup en surf et paddle. Qu’est-ce qui est le plus dur à shaper ?

Le paddle. C’est gros et tout le monde veut une planche qui surfe comme un surf mais c’est volumineux. Trouver le shape qui va bien, ça prend du temps. Et en plus, c’est gros à shaper, ça prend du temps. Ce n’est pas quelque chose dont je suis passionné. J’aime bien faire un coup de SUP l’été en balade mais je ne vais pas dans les vagues pour faire du paddle. J’ai l’envie de faire des paddle qui marchent très très bien en travaillant avec mes team riders mais c’est le plus chiant à faire. Nos planches marchent très bien mais je crois qu’il y a un nouveau niveau à atteindre et cette année, je bosse pas mal dessus.

 

Shapes-tu encore beaucoup à la main?

Non. Tout se fait à la machine maintenant. En réalité, pour moi, la machine me permet de gagner beaucoup de temps. Elle fait le travail qui prend du temps. J’aime plus la phase final du shape, les finitions, plutôt que de découper du polyester à la scie. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas un “Soul Shaper” mais j’aime les ordinateurs qui m’aident à être organisé.

 

Tu interviens quand sur la planche ?

Une fois la découpe réalisée, je finis toutes les planches à la main. Dans les surf, il y a 30/45 minutes de travail de finition. Dans le windsurf, c’est 1 heure minimum. Je regarde la planche sous toutes ses coutures, je touche… La machine me permet de changer vite le shape d’une planche et surtout de garder en mémoire tout l’historique du shape. Je n’aime pas noter les trucs. Je veux que l’ordinateur le fasse pour moi.

 

Combien de personnes travaillent sur une planche de windsurf ?

Six. Il y a la machine, puis moi qui shape, Thierry qui lamine, Philippe met les boîtiers et peint, Nano fait la déco et il y a un gars qui ponce.

 

Combien faut-il de temps aujourd’hui pour shaper une planche de A à Z ?

Je crois que c’est quinze heures de bout en bout. Mais au final, c’est deux semaines avec les temps de séchage et de peinture…

 

Aujourd’hui, pour repartir avec une planche Quatro, c’est 15 jours de délai ?

(il rigole) Non, c’est plutôt quatre à cinq semaines car on a pas mal de commandes en ce moment.

 

Vous avez autant que ça de demandes de custom ?

Il y en a moins qu’avant parce que nos planches de séries sont très bien et c’est beaucoup plus facile de vendre des planches de série que des customs. C’est beaucoup de travail de prendre une commande. C’est quinze à vingt email avec mon équipe et moi pour trouver le bon shape, il y a des décisions à prendre… Mais on vend quand même 250/300 planches par an.

 

Est-ce qu’il y a le shape d’une planche qui te fais rêver aujourd’hui ?

Parfois, j’ai des idées et j’ai essayé de me lancer dans des planches folles. Mais l’acheteur normal n’accepte pas trop directement les nouveautés. Ça prend du temps à l’habituer à un nouveau shape. Une planche coûte cher et si c’est une idée qui ne marche pas eh bien c’est de l’argent de perdu pour le client. Si ça ne ressemble pas à une planche normale, c’est très dur à vendre. Et moi, chaque fois que j’ai essayé d’aller trop loin, je reviens en arrière de toute façon. Ce sont des petits changements que je fais, petit à petit. C’est sûr que les planches modèles Tomo, ça vient du surf et ça marche bien en surf, mais je ne crois pas que c’est la seule planche qu’il te faut dans ton quiver. Elle peut en faire partie mais ne peut pas remplacer toutes tes planches. C’est une bonne planche à avoir, c’est fun, mais c’est comme dans le surf, c’était à la mode et ça l’est beaucoup moins maintenant.

 

Pourquoi à Ho’okipa tout le monde veut naviguer en custom et pas en série ?

Parce que les planches de série ne sont pas vraiment faite pour Ho’okipa. Tu ne peux pas faire une planche de série de trois tailles différentes, qui te coûtent 15 000$ environ pour lancer la production de chaque planche. Tu ne vas pas en vendre assez pour que ce soit rentable.

Et à Ho’okipa, tu as besoin d’une planche qui tourne plus, qui a plus de curve. Ça ne veut pas dire que les planches de série ne marchent pas mais si tu veux vraiment quelque chose qui va bien, il faut un custom. C’est plus léger, le feeling est un peu plus souple, tu peux avoir tes propres stances, réglages, décorations… Et ça fait une différence. C’est vraiment un truc fait pour toi, quelque soit le spot ou tu navigues.

 

Qu’est ce que tu conseillerais à un petit jeune qui aimerait se lancer dans le shape ?

C’est une bonne question. Il faut trouver un atelier qui veut bien t’embaucher et tu commences à balayer, tout en observant le shaper travailler. Tu discutes avec lui et tu l’observes beaucoup. Petit à petit, tu vas faire des essais sur des restes de pain de mousse et c’est comme ça je pense qu’il faut commencer. Il faut observer, comprendre le shape et se lancer.

 

Tu testes toutes les planches qui sortent de l’atelier ?

Oui, je teste tout hormis les planches de race parce que ce n’est vraiment pas mon truc.

 

Ta planche idéale ?

J’ai pas mal de planches mais si je devais en choisir une, ce serait une 76l, 7’3”, Swallow tail, Tri Fin.

 

Pour qui rêves tu de shaper un jour, en windsurf et en surf ?

En windsurf, j’ai shapé pour pratiquement tout le monde donc je ne sais pas trop. Mais en surf, un Kelly Slater ce serait pas mal. J’ai déjà voyagé un peu avec lui, il est très cool. Faire une planche pour un gars comme lui, ce serait la satisfaction car tu sais aussi que tout le monde va vouloir la même planche et être le shaper qui vit cette expérience, ça doit être top. Je ne veux pas forcément shaper pour un gars en particulier, mais j’aimerais bien avoir un gars qui déchire comme John John Florence et que les gens veulent la planche de ce gars et dont, moi, je serai le shaper. J’aimerais bien pouvoir créer ça un jour. Créer la planche d’un mec qui déchire et qu’ensuite tout le monde ait envie d’acheter ce modèle de planche.

 

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